Fermeture de Pornhub : que va-t-il advenir des travailleuses du sexe ?
Une décision qui risque de précariser un milieu déjà précaire.
Si vous êtes une consommatrice ou un consommateur de pornographie, vous le savez sans doute déjà : les sites Redtube, Youporn et Pornhub ne sont plus disponibles en France depuis aujourd’hui. Une décision qui pourrait faire sourire si elle ne mettait pas en péril toute une industrie et des travailleurs et des travailleuses du sexe. Interview avec Carmina, directement concernée.
Pour celles et ceux qui ne te connaîtraient pas, peux-tu te présenter en quelques phrases ?
Je m’appelle Carmina et je suis productrice, réalisatrice et performeuse de pornographie alternative. J’ai créé mon propre studio adulte indépendant, Carré Rose Films, en 2019. Je suis également experte en pornographie et militante pour les droits des travailleur.ses du sexe.
Entrons directement dans le vif du sujet : à partir du mercredi 4 juin, les sites Youporn, Redtube et Pornhub vont cesser de fonctionner en France. Aylo, l’entreprise propriétaire de ces sites, proteste ainsi contre la mise en place d’un contrôle de l’âge des utilisateurs. En quoi est-ce une mauvaise chose ?
Je ne dirais pas directement que c’est une mauvaise chose, mais ce n’est pas bon signe en tout cas. AYLO, le groupe qui possède ces trois sites, a pris cette décision pour protester contre l’ARCOM et leur nouvelle réglementation qui exige de vérifier l’âge des internautes français via une pièce d’identité à CHAQUE connexion à un site adulte.
Tout d’abord, ça ne règle pas du tout le problème contre lequel cette loi est censée lutter : l’accessibilité des mineurs au contenu adulte. Le fait que ces trois gros sites qui génèrent beaucoup de trafic en France soient bloqués va juste déplacer le problème. Les gens ne vont pas cesser de regarder du porno, mais tout simplement le regarder ailleurs.
Le contrôle de l’âge sous sa forme actuelle est intrusif, et potentiellement dangereux pour la vie privée ! Dans une société qui verse de plus en plus dans le conservatisme et l’homophobie (pour ne pas dire le fascisme), qui a envie que sa pièce d’identité ou son visage soient potentiellement associés au type de porno qu’il regarde ?
En mars 2022, tu participais justement à une table ronde au Sénat pour discuter de ces problématiques. As-tu eu l’impression d’avoir été entendue ?
Haha non, bien au contraire. J’avais déjà dit que ce serait contre-productif à l’époque. Que ça ne règlerait rien, et qu’on prenait le problème par le mauvais côté à mon avis. On a besoin d’éduquer les jeunes, et on ne le fait pas. On a besoin de soutenir les travailleurs de l’industrie adulte et on ne le fait pas. On a besoin de mieux encadrer la production et le droit du travail dans le secteur, et pourquoi pas de subventionner un porno plus inclusif, et on ne le fait pas.
Ces sites sont souvent accusés de contenir des contenus illégaux, hébergeant du “revenge porn” et des copies pirates de vidéos. N’est-ce pas une bonne chose finalement qu’ils ferment ?
Je ne suis pas si sûre. D’une part, Pornhub faisait justement partie des sites qui étaient très réglementés, surtout depuis les polémiques de 2020 (ndlr : mis en cause par le New York Times sur son contenu de vidéos illégales, Pornhub a pris de nouvelles mesures de modération). Leur contenu était vraiment très filtré, ils sont très exigeants sur les pièces d’identité et le consentement maintenant. Leur système de rémunération au nombre de vues à la YouTube a permis à de nombreux acteurs et actrices porno de s’émanciper des studios et de créer leur contenu à leur image, et de gagner leur vie !
Finalement, ce sont trois sites relativement regardants et respectueux des lois qui ferment. On va donc se retrouver avec des internautes qui vont aller chercher leur porno ailleurs, donc potentiellement sur des sites moins respectueux de la loi, et qui ne filtrent pas ou mal ce qu’ils hébergent. On risque de tout simplement rediriger le trafic vers des sites “pires” ou carrément vers des canaux illégaux comme les chan Telegram ou vers les sites de piratage “à l’ancienne”. Ou alors tout bêtement utiliser un VPN.
Est-ce que l’arrêt des grands sites pornographiques gratuits ne va-t-il pas également renvoyer les consommateurs vers des sites pornographiques payants, plus respectueux des travailleuses et travailleurs du sexe ?
On aimerait bien croire ça, haha, mais je doute fort que ce soit ce qui se passe. On a potentiellement une portion des fans qui vont aller chercher notre contenu ailleurs, mais elle sera infime, et on ne sait pas si, au final, l’argent nous reviendra à nous ou à un site qui pirate nos films ? Sachant que sur les sites payants, la vérification de l’âge est en place, donc le spectateur doit payer ET montrer sa pièce d’identité ? Autant aller sur un autre site gratuit ou pirate, non ?
En parlant des travailleuses et des travailleurs du sexe, on a l’impression qu’elles et ils n’ont pas voix au chapitre. Comme si le porno concernait exclusivement les utilisateurs. En quoi cela va concrètement les impacter ?
En effet, on nous inclut rarement dans les conversations qui nous regardent et nous concernent pourtant.
La vérification de l’âge est en place depuis avril sur Onlyfans par exemple, et on a déjà observé des conséquences négatives : perte de clientèle, perte de chiffre, mécontentement des abonnés… Il faut comprendre que la réglementation exige que l’internaute justifie de son âge à chaque connexion (donc potentiellement plusieurs fois par jour) et qu’il doit renouveler la vérification au bout d’une heure. C’est vraiment très contraignant et ça ne fonctionne pas du tout avec la manière dont la plupart des gens regardent du porno sur internet aujourd’hui.
Hormis quelques blagues sur Twitter, peu de monde semble s’intéresser réellement à la fermeture de ces sites. Alors que Pornhub, par exemple, fait partie du top 5 des sites les plus visités en France. Est-ce toujours un sujet aussi tabou ?
Tout le monde s’y intéresse de loin, mais ça n’impacte pas tellement le quotidien des internautes finalement. Il y a pléthore de moyens de regarder du porno. On connaît bien Pornhub parce qu’ils sont très forts en comm, mais il suffit d’un tour sur Google pour trouver du porno autrement.
C’est un sujet tabou dans le sens où on en parle toujours négativement, et de manière éloignée comme si ça ne nous touchait pas, que nous, on ne regardait pas. Alors que beaucoup, beaucoup de personnes ont intégré le porno dans leur vie de tous les jours, que ce soit en solo ou en couple, etc.
Une question qui fâche pour finir : tu es toi-même travailleuse du sexe, certain(e)s vont dire que tu ne fais que défendre ton propre business (il y a déjà des commentaires en ce sens sur ton Instagram), en oubliant le droit des mineurs. En quoi ont-ils tort ?
Je m’inquiète des conséquences de ce qui se passe en général, pas seulement pour moi. Bloquer les gros sites ne va pas faire que les mineurs arrêtent de regarder du porno. C’est aberrant de penser ça. Ils vont en regarder ailleurs, ils vont en pirater, ils vont en trouver sur Telegram ou sur Snapchat. Et qu’est-ce qu’ils vont trouver ? Le gouvernement aime bien critiquer le porno actuel qu’il pense extrême et dégradant (ce qui est faux et moralisant, rappelons-le), mais est-ce qu’il a réfléchi à ce qu’il allait provoquer ? Quel genre de contenu on va trouver sur les sites qui ne respectent pas la loi ? Et qu’est-ce qu’on fait, on les bloque tous ? On bloque tout ce qui ne nous plaît pas ? Pas génial, démocratiquement parlant. On voit les dérives de ce genre de lois aux États-Unis en ce moment. C’est effrayant.
Mais, oui, je m’inquiète aussi pour moi. Et pour les collègues qui vont perdre leur gagne-pain. Je m’inquiète pour les internautes qui vont potentiellement perdre l’accès à des types de porno différents et indépendants – parce que, oui, ce sont les indépendants qui vont subir en premier… AYLO ne va pas faire faillite en fermant le trafic à la France. Mais nous, les Françaises qui comptons sur le public français oui, on risque de ne plus pouvoir vivre de notre travail.
Je ne suis pas sûre que Carré Rose Films survive non plus. Et je vais devoir dépublier Le Tag Parfait (ndlr : magazine en ligne consacré à la culture pornographique dont elle est rédactrice en cheffe), que je faisais mon possible pour garder en ligne car c’est une archive inestimable qui donnait la parole aux concerné.e.s… et mettre une vérification d’âge sur un site d’information, là, ça deviendrait n’importe quoi.
Pour aller plus loin :
Et si vous désirez connaître le quotidien des télétravailleuses, Carmina, en avait justement fait un documentaire :
Commentaires 0
Rédigez votre commentaire