Thread : scène ordinaire d’une justice malade
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Depuis plusieurs mois le personnel de la justice alerte sur les dégradations de leurs conditions et les dysfonctionnements causés par le manque de moyens humains et financiers avec le hashtag #JusticeMalade sur Twitter. Ils estiment ne plus pouvoir exercer leurs fonctions dans des conditions dignes. Les délais de convocation sont de plus en plus longs, les journées de travail n’en finissent pas, les moyens techniques sont absents ou défaillants. Malgré une hausse récente du budget de la justice, il y a encore de gros efforts à faire.
Un thread de @AvocatavecunE
Aujourd’hui, en audience, j’ai assisté à une scène qui m’a bouleversée.
Un dossier pénal, un mort, un suicide, une demande en mariage en pleine audience de divorce ?
Rien de tout ça. #justicemalade ⬇️
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Je représente une des 7 parties à un dossier de concurrence déloyale – pas très propice à des larmes, hein ?
On a déposé nos conclusions dans les temps, il n’y a rien de particulier et on est tous là, prêts à plaider, la date est fixée depuis des mois.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
On est devant une chambre de la Cour d’appel de Paris que je connais, j’y ai plaidé il y a quelques semaines pour un autre dossier.
J’avais trouvé la présidente très bien, extrêmement courtoise.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Elle nous avait demandé, très gênée, s’il nous était possible de ne pas plaider trop longtemps, car il y avait beaucoup de dossiers ce jour-là.
Et on avait joué le jeu, parce que comment faire autrement, quand on voit qu’elle va devoir entendre 15 dossiers en quelques heures ?— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Là où d’autres magistrats ont parfois l’œil sur le chrono ou interrompent votre plaidoirie, elle nous avait écoutés.
Elle avait fixé son délibéré à un mois et demi et s’y est tenue. La décision était très bien motivée.— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Aujourd’hui, c’était à nouveau elle. Je la soupçonne d’être seule dans cette chambre, d’ailleurs.
Compte tenu de l’ampleur du dossier, nous avions demandé une collégiale, c’est à dire que trois juges soient présents à l’audience.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Elle est entrée, aussi courtoise qu’à son habitude.
D’ores et déjà, il était clair qu’il faudrait renoncer à être entendus par une juridiction collégiale, même si c’est un droit, puisqu’elle était seule.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Elle nous a salué et nous a indiqué qu’elle aurait besoin de parler à certaines d’entre nous, qu’il y avait une « difficulté ».
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Une « difficulté », chez nous, ça peut être tout et n’importe quoi : un timbre qui manque, un point de procédure qui traîne… mais ce n’était pas ça. Parce qu’elle a ajouté, tout de suite : « une difficulté qui n’est en rien liée à vous ».
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Et elle avait l’air très ennuyée, je me suis demandée ce qu’elle avait à nous dire.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Elle nous a, très simplement mais avec beaucoup de gêne, annoncé qu’elle ne pourrait pas prendre le dossier.
Parce que « la chambre a atteint son point de rupture ».
Elle n’a rien inventé, pas de fausse difficulté procédurale, elle a juste dit ça, « point de rupture ».— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Elle s’est excusée, nous précisant qu’elle était désolée de ne nous prévenir que maintenant.
Certains d’entre nous venaient de loin, nos déplacements coûtent parfois des honoraires à nos clients, et puis, on avait tous préparé notre dossier pendant plusieurs heures hier.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Elle a ajouté qu’elle n’avait pu voir le dossier ce matin, et qu’elle avait constaté qu’elle ne pourrait tout simplement pas le prendre.
Pas l’entendre, pas le lire, pas le juger.
Pas le prendre. Du tout.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
En échange, elle nous a proposé une date de renvoi courte, à deux mois, le temps je suppose de reprendre son souffle, en nous promettant cette fois « une collégiale » et puis « 20 minutes chacun pour plaider », en guise de compensation.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
J’ai perçu dans son propos sa honte d’en arriver là, son épuisement, sa conscience professionnelle, et puis je crois, peut être un peu d’émotion. Elle était clairement à bout.
Bordel, comment on en est arrivés là ?
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Elle nous a proposé d’expliquer la situation à nos clients (qui étaient présents), de prendre le temps de recueillir leur avis, nous a précisé qu’elle nous attendait.
On est donc sortis avec eux, devant la salle.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
On leur a parlé de la pétition signée par 5000 magistrats, de leur état de fatigue, de leur volonté pour la plupart de bien juger, sans bâcler.
Parce que ni eux, ni nous, n’avons choisi cette voie pour ensuite traiter les dossiers par dessus la jambe.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Oh, on aurait pu être en colère : nos clients étaient là, ils attendent cette date depuis des mois, on a bossé comme des dingues, personne ne nous a prévenu, mais même pas… on était juste dépités et très ennuyés pour elle, et puis pour la Justice.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
On lui a, par principe, demandé si d’autres solutions alternatives pouvaient lui convenir (déposer ce dossier -qui ne s’y prête pas- sans le plaider, mais au point où on en est, ou convenir d’une date de délibéré à plusieurs mois, pour qu’elle ait le temps…), mais non.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Elle ne peut juste pas prendre ce dossier.
Parce qu’il est un peu gros (et en vrai, même pas tant que ça non plus).
Pour moi, en matière civile/commerciale, un magistrat qui avoue son épuisement, qui parle de « point de rupture », c’est une première.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Alors, en demande comme en défense, on lui a dit, juste, un peu pudiquement, qu’on était conscient de ses conditions de travail, qu’on ne voulait pas participer à la surcharge de sa chambre, que bien sûr, c’était ok, pas grave du tout,
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
et j’espère qu’elle a bien compris combien on était désolés pour elle, plus encore que pour nos clients ou pour nous.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Elle nous a sincèrement remercié de notre compréhension, et elle a aussi pris le temps de remercier nos clients et de leur dire, à nouveau, combien elle était désolée.
Elle a enchaîné avec son audience, et il y en avait pour des heures.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Ça fait beaucoup de mots, pour vous parler d’un dossier renvoyé, mais je ressens encore ce malaise, trois heures plus tard : ça fait des années qu’on dit que la justice va mal, qu’on râle.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021
Mais depuis peu, j’ai l’impression que ça s’accélère encore, que ça empire, alors qu’on nous dit justement qu’il vient d’y avoir une hausse « historique » du budget de la justice.
Hé ben elle, toute seule derrière sa pile de dossiers, elle n’a pas l’air d’en avoir bénéficié.
— Maître Léonine (@AvocatavecunE) December 9, 2021