Thread : que pensent les Russes de l’invasion de l’Ukraine ?
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Si l’on voit sans arrêt Vladimir Poutine à la télévision, plus que nos propres parents et qu’il agit de façon autoritaire, il y a tout de même un peuple russe derrière. Comment voient-ils cette invasion ukrainienne ? Pourquoi ne réagissent-ils pas ? Quelques réponses à ces questions.
Un thread de @colinlebedev
Et la population russe face à tout ça?
Je sais, la question est un peu décalée dans la sidération de ce soir. Mais on n'a jamais trop de mise en contexte, surtout à un moment comme celui-ci.
Et, perso, ça m'aide à traverser l'horreur qui me saisit.
Fil. 🧶 1/22— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
Il y a deux erreurs que l'on peut faire. La première est vieille comme la kremlinologie: c'est de voir dans la population russe une masse inerte, soit indifférente, soit soumise au chef. Du Kremlin au peuple, il n'y aurait qu'une verticale de répression ou d'embrigadement. 2/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
La deuxième est vieille comme la chute du mur de Berlin: c'est d'imaginer la société pleine de forces vives opposées au pouvoir, mais opprimées et écrasées. Si l'oppression disparaît, le peuple se tournera vers la liberté, la paix et les valeurs démocratiques. 3/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
Aucune des deux ne fait avancer le schmilblick. Je propose pour ma part de regarder deux choses pour essayer de comprendre comment les Russes peuvent réagir à la quasi annonce de guerre de ce soir: la priorité au premier cercle et le contrat social avec le pouvoir. 4/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
a) La priorité au premier cercle. Comme j'ai eu l'occasion de le dire par ailleurs, la population de ce pays est passée par un grand nombre d'épisodes traumatiques. Pour nous, dans les pays occidentaux, le pire est un horizon hypothétique; l'effondrement n'est jamais total. 5/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
Pour les Russes (mais aussi les Ukrainiens), le pire peut arriver, car le pire est déjà arrivé plusieurs fois. Tout perdre; se retrouver à la merci d'une institution totale; voir son enfant sacrifié par le pouvoir. C'est déjà arrivé, ça peut arriver à chacun 6/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
On est à la racine de ces clichés stupides – que je barre à gros stylo rouge dans les copies d'étudiants – d'âme russe / de fatalisme russe. L'annonce d'une guerre sidère les Russes. Mais la réaction à ce choc, c'est chercher avant tout à protéger ses proches. 7/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
Ce que j'entends par priorité du premier cercle, c'est ça: face à la catastrophe qui est toujours dans l'horizon des possibles, les stratégies de survie et de protection des proches seront privilégiées sur les enjeux collectifs. 8/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
Par ailleurs, le pouvoir en place a stérilisé l'action collective en augmentant considérablement le coût individuel de la protestation. Les procès délirants de ces dernières années sont là pour le rappeler et indiquer les frontières (mouvantes) du punissable. 9/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
Les Russes cumulent donc une sympathie à l'égard des Ukrainiens; un refus de la guerre; et un sentiment que les choses sont jouées d'avance et qu'ils ne peuvent pas résister sans risquer leur survie. Aucun enthousiasme ne suivra les annonces de ce soir. Mais: family first. 10/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
J'en viens à ma deuxième variable, b) Le contrat social avec le pouvoir. Aux yeux de la population russe, Poutine peut être un point de référence, mais le reste de la structure politique et administrative est au mieux potentiellement nuisible, au pire malfaisant. 11/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
C'est ainsi que les Russes peuvent à la fois être fiers de leur armée, et tout faire pour éviter le service militaire à leur enfant. Le contrat social peut se résumer à: "laisser faire l'Etat et ne pas intervenir en politique tant que l'Etat nous laisse vivre nos vies". 12/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
Nous en avons eu un exemple frappant avec la protestation massive contre l'introduction des passes sanitaires Covid. Avec ces passes, le pouvoir (pour une fois protecteur, pourtant) avait franchi la limite et venait bousculer les vies personnelles et familiales. 13/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
La protestation venait des cercles loyaux du pouvoir et s'est diffusée comme une trainée de poudre. Le pouvoir a mollement réprimé, mais fait marche arrière, ce qui était complètement inédit dans la Russie poutinienne. Une belle mise en lumière du contrat social. 14/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
Or, la guerre qui vient d'être quasi-déclarée va possiblement heurter ces premiers cercles et cette vie personnelle si jalousement protégés. Les soldats entassés pêle-mêle sur cette photo qui circule aujourd'hui sont les enfants de quelqu'un. 15/22 pic.twitter.com/xcDBFOjMg4
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
Le contexte n'est plus propice aujourd'hui à l'action d'un comité des mères de soldats, ni d'une autre ONG. La terre est brûlée. Mais la résistance individuelle sera vive, et les réseaux sociaux notamment peuvent donner naissance à d'autres modes de protestation. 16/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
En tout cas, si des cadavres arrivent en Russie, ça peut être une rupture très forte du contrat social avec le pouvoir, et une déstabilisation majeure. Elle peut se cumuler à d'autres motifs d'insatisfaction des Russes: la perte de revenus réels, la fermeture du monde… 17/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
Ce que la géographe Natalia Zoubarevitch (mon idole) appelle "la voix du frigo" (par opposition à la "voix de la télé"). Le frigo vous donne une autre vision de votre monde que la télé. La voix de la télé est puissante. Un basculement vers la voix du frigo arrivera-t-il? 18/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
Parmi les commentaires des Russes ces dernières années, il y a souvent cet agacement: pourquoi leur pouvoir se soucie-t-il autant de l'Ukraine et si peu de son propre pays où les problèmes sont pourtant nombreux? Poutine en a donné une description saisissante ce soir… 19/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
… dans un discours où il est allé dans les micro-détails des problèmes politiques intérieurs ukrainiens, comme s'il était le président de ce pays-là. Comme si les Russes du Donbass étaient plus ses citoyens que les Russes de Samara. 20/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
Ce ne sont donc pas les manifestations contre la guerre qu'il faudra guetter. Celles-ci seront réservées aux mêmes cercles que d'habitude. C'est des bruits plus sourds, des grincements des dents, des sabotages, une dégradation de la loyauté. Et des échappements massifs. 21/22
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022
La guerre ouverte va avoir un impact social profond qui va peser. Pas sûr que ce soit suffisant.
Un jour comme aujourd'hui, ce n'est pas à la population russe que je pense en premier. C'est bien aux Ukrainiens.
Mais comprendre tous les engrenages, c'est mon job. End 🧶22/22— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) February 21, 2022