Thread : Pourquoi la gestion d’une crise comme celle de Rouen est toujours compliquée à organiser ?
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Un thread de @ImaGeels.
Après une catastrophe, il y a énormément d’enjeux à prendre en compte :
BON LES GARS. Je vais essayer d'être claire, mais je ne promets pas grand chose. N'hésitez pas si j'oublie des éléments, si je me trompe, si je suis pas claire. Et n'hésitez pas à poser des questions, j'essaierai d'y répondre dans la mesure du possible.
C'est parti. https://t.co/mcVR7NbyrH— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
C'est vraiment un sujet complexe mais je vais essayer de faire un #thread sur l'incendie de #Lubrizol à #Rouen. Avant de démarrer, dans la vie je fais une thèse sur les catastrophes naturelles / évacuations massives / gestion de crise. C'est donc pas le sujet, mais pas loin.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Je précise également que je ne suis pas liée, de près ou de loin, aux cellules de crise en activité sur place. Je n'ai donc accès qu'aux informations grand public, comme vous. Je vais essayer d'expliquer ce qu'est la gestion de crise, en quoi c'est un domaine très complexe.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Comme le dit Lagadec, on a toujours "une crise de retard". Je vais tenter d'expliquer quels mécanismes peuvent conduire à des situations bordéliques, comme celle actuellement.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Tout d'abord en préambule : en 2013, il y a eu une fuite de produits à l'usine #Lubrizol. Il s'agissait de mercaptan, l'additif qui donne son odeur au gaz de ville. ça pue, mais dispersé dans l'air ce n'est pas dangereux.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Sauf que la gestion de crise, notamment la communication, a été problématique : comme c'était pas dangereux, il n'y a pas eu trop d'actions. Mais face à ce manque d'action les populations ont -légitimement- paniqué.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
En région parisienne, on a enregistré plus de 20 000 appels aux services de secours en quelques heures à cause de l'odeur. Et en Angleterre, une ville a même été confinée le temps de trouver d'où ça venait. Bref, un bel exemple de communication de crise en échec.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
On arrive en 2019. Quand l'incendie se déclare, je réalise rapidement qu'il s'agit de la même usine. Ça devient donc d'autant plus intéressant (pour ceux que la gestion de crise intéresse), vu le passif.
Sauf que les proportions n'ont strictement rien à voir.— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Chaque site industriel (surtout classé Seveso seuil haut !) possède un Plan Particulier d'Intervention, et est intégré aux Plans de Prévention des Risques Technologiques et aux Plans Communaux de Sauvegarde, qui font partie des dispositifs de gestion de crise français.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Cet arsenal de dispositifs permet, en théorie, de déployer un certain nombre de mesures rapidement et efficacement en cas de catastrophe ou d'accident. Ces mesures sont listées, les agents concernés sont préparés à cette éventualité. Sauf que :
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
D'une part, lorsque la zone concernée dépasse le territoire communal, la direction des opérations (et donc la cellule de crise) est alors transférée à la préfecture (et au préfet de zone lorsqu'il s'agit de plusieurs départements). On multiplie donc structures et agents impliqués
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Du coup, ce transfert de responsabilité peut induire l'intervention d'équipes réunissant de nombreux acteurs, pas toujours habitués à travailler ensemble, et n'ayant pas nécessairement les mêmes moyens, ni les mêmes habitudes.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
La communication de crise devient alors la face émergée de l'iceberg. Mais les cellules de crise travaillent d'arrache-pied sur une multitude de paramètres extrêmement complexes. Eux aussi, attendent fébrilement des résultats.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Ceci étant dit, deux éléments semblent poser problème dans la gestion de crise actuelle, si j'en crois les débats récents ici : 1) l'alerte aux populations et 2) l'aspect sanitaire et sécuritaire concernant la santé des habitants de la zone.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Concernant l'alerte aux populations : lorsqu'on alerte, il faut déterminer en amont si on confine, si on évacue, et qui (dans quel périmètre).
Sauf que.
C'est une décision lourde, qui doit se prendre très rapidement, avant même de savoir précisément de quoi il retourne.— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Evacuer une agglomération est extrêmement complexe : on ne peut pas se permettre de le faire s'il n'y a pas de menace imminente. Cela implique d'évacuer les hôpitaux, les maisons de retraite (le tout en transport médicalisé), d'organiser les départs pour éviter les bouchons.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Une évacuation massive a également des répercussions critiques sur l'économie régionale. Par ailleurs, elle signifie l'arrêt de sites cruciaux, ou bien la réquisition des salariés (stations d'épuration, énergie, secours, santé, sécurité).
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
En clair, on n'évacue pas une agglomération entière si on n'a pas de raisons précises et indéniables de le faire.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Ce qui nous amène au premier relevé sanitaire effectué le matin même de l'évènement : pas de péril imminent pour les habitants. La décision semble alors d'évacuer les zones d'immédiate proximité, et d'inviter au confinement autour (ou de limiter les déplacements).
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
C'est à ce moment qu'on se rend compte d'au moins deux ratés, malheureusement fréquents : l'aire d'accueil des gens du voyage située en face de l'usine n'a pas été prévenue de l'évacuation, personne n'est allé les voir.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
En effet, ce n'est pas considéré comme une zone résidentiel (si près d'un site sensible, ce serait étonnant)… Donc souvent oubliée des plans d'urgence.
Et si vous saviez le nombre d'aires d'accueil situées en bordure de site Seveso en France…— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Par ailleurs, il semble également que les chefs d'établissements scolaires n'aient pas reçu d'informations claires à l'ouverture des classes. Il est probable qu'à ce moment là, la chaine de décision / information n'était pas descendue jusqu'au bout.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
En effet, rien n'est automatique. Un agent de la cellule de crise, après acte de décision du préfet de fermer les établissements scolaires, signifie la décision au rectorat / académie / whoever, qui transmet ensuite à ses chefs d'établissements.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
L'information est plus rapidement diffusée dans la presse, donc. Ce qui explique l'impression de lenteur de l'information interne, quand la presse peut diffuser plus rapidement (mais parfois à tord !) une information.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Ce mécanisme est le même pour toute prise de décision. La cellule acte, puis transmet aux services concernés, qui diffusent. Mais à 7h du matin, on peut imaginer que joindre les services de l'éducation nationale ne se fasse pas en deux minutes.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Parce que oui, il faut par exemple trouver les numéros personnels des agents en poste (pour les chefs d'établissement, les numéros sont normalement à jour dans le PCS de la commune mais vue la taille de la commune de Rouen, on ne peut envisager de les prévenir un par un).
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Bref, encore une fois je ne connais pas la situation précise sur place, je me base sur des retours d'expériences autres. J'essaie juste d'expliquer (sans excuser !) qu'une cellule de crise n'a pas juste à appuyer sur un bouton et hop, tout le monde sait ce qu'il doit faire.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Concernant enfin l'aspect "risque sanitaire" : tant qu'on ne sait pas ce qui brule, ben…On ne sait pas ce qui brule. Sauf que "on sait pas" est une position difficilement tenable par les autorités. Immédiatement, alors que l'incendie n'est pas maîtrisé, des relevés sont faits.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
(on note d'ailleurs qu'à ce moment, gendarmes, pompiers et policiers ne semblent pas avoir eu les mêmes instructions de leurs hiérarchies sur les conduites à tenir face aux émanations potentiellement toxiques)
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
A nouveau, ces relevés ne se font pas en un claquement de doigt. Il faut identifier ce que l'on doit rechercher, acheminer le bon matériel d'analyse s'il n'est pas sur place en quantité suffisante, organiser les relevés de particules volatiles.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Ici, je crois que deux méthodes ont été utilisées : des boites de "vide d'air" remplies de l'air ambiant souillé pour être ensuite filtrées et analysées, et de la récupération de suie / matériau déposé sur des surface (et "essuyées").
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Une fois qu'on sait à peu près ce qu'on recherche (il faut donc la liste de tout ce qui a potentiellement brûlé dans l'usine, si la liste elle-même n'a pas brûlé…), il faut lancer des analyses.
On n'est pas dans Les Experts Rouen, ça ne se fait malheureusement pas en 3 min.— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Pour certains hydrocarbures, il faut décomposer les matériaux récupérés, ou les faire fondre. Une fois qu'on a la liste des particules répertoriées (ce qui semble être le cas aujourd'hui), il faut encore pondérer et tenter d'analyser leur concentration.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Ben oui, un matériau brûlé peut être inoffensif à très faible concentration, et nocif à une autre. On brûle tous des hydrocarbures quand on allume le barbecue avec du charbon, mais on ne tue pas pour autant les récoltes du champ voisin ni ne refile un cancer à mamie.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Une fois encore, une difficulté apparaît : il y a du vent, de la pluie (oui, c'est le principe de la Normandie). La concentration, la volatilité des particules n'est pas homogène, elle est hyper complexe à modéliser, et les effets de seuil quasi impossibles à déterminer.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Il est fort probable que l'on ne sache jamais avec précision quelles sont les concentrations auxquelles chaque habitant fut exposé. D'autant plus que les relevés contiennent les émissions "usuelles" à Rouen (pollution, émanation des autres sites industriels à proximité…).
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
En clair : c'est compliqué. Il y aura très probablement des conséquences à court, moyen et long terme, comme dans tout accident industriel, notamment chez les populations à risque. Mais il est délicat de déterminer avec précision, à l'heure actuelle, les conséquences.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Mais même si on ne sait pas, la clé de la réussite d'une gestion de crise demeure, à mon sens, la communication. C'est un point de vue parfois minoritaire encore aujourd'hui (ça évolue heureusement !), d'autant qu'on a encore tendance à penser la crise pour des situations connues
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
C'est d'ailleurs l'objet de ma thèse : les cellules de crise jusqu'à présent faisaient des listes à la Prévert des accidents potentiels, et mettaient des solutions en face. Aujourd'hui, les situations sont bien trop complexes.
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Il faut changer de paradigme et inventer des moyens d'action qui permettent de s'adapter en temps réel à des situations inédites, impensables. "Le problème n'est pas d'éviter les surprises, mais de se préparer à être surpris" (Lagadec, encore !).
— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
C'est là que la communication de crise est la plus importante : il faut faire confiance au citoyen (et donc lui devoir vérité et transparence), sans générer de situation de panique ("Toi peut-être tu vas mourir, toi peut-être ça va aller, toi je sais pas…").
Encore du boulot..— E. (@ImaGeels) October 2, 2019
Voilà, je crois que j'ai fait le tour.
Désolée pour les imprécisions, je me base sur les RETours d'EXpérience que j'ai pu étudier, sur mes travaux de thèse (qui, encore une fois, portent sur une catastrophe naturelle, et pas industrielle).
Maintenant, je cherche du boulot 😀— E. (@ImaGeels) October 2, 2019