Thread : le garçon de Nagasaki
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«Le fruit de la guerre», c’est ainsi que le Pape François avait commenté cette photographie du « Standing Boy of Nagasaki » lorsque le bureau de presse du Saint-Siège l’avait diffusée le 30 décembre 2017. Mais quelle histoire se cache derrière cette terrible photographie ?
Un thread de @NunyaFR
Vous avez déjà vu cette photo. Elle revient à chaque commémoration de Nagasaki. L'histoire est connue : à un soldat qui lui dit de s'alléger de son frère mort, le garçon répond : « Il n’est pas lourd, c’est mon frère ! »
Une phrase inspirante, qui n'a pourtant jamais été dite.🧶 pic.twitter.com/DasljB9uWH— Lex Tutor (@NunyaFR) September 4, 2022
Le 9 août 1945, « Fat man » est lancé sur la ville de Nagasaki, emportant des dizaines de milliers de personnes. Le jeune Joseph O'Donnell (Joe), photographe de la marine américaine, est envoyé au Japon documenter les conséquences et effets des bombes à Hiroshima et Nagasaki. pic.twitter.com/QJB9tU9cDQ
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En octobre, à Nagasaki, Joe observe sur une colline un groupe d’hommes portant des masques blancs retirer des corps d’un chariot afin de les placer dans un trou. Un crématorium de fortune, comme on les produisait en nombre à l'époque pour répondre à l’horreur.
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Près d’eux, un jeune garçon. Ce jeune garçon, qui, portant son frère mort sur ses épaules, attend son tour au crématoire. « J’ai vu passer un garçon d’une dizaine d’années. Il portait un bébé sur son dos. Il ne portait pas de chaussures. Son visage était dur. pic.twitter.com/kTtDbsKXdM
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La petite tête (du bébé) était penchée en arrière comme s’il dormait profondément. Le garçon est resté là pendant cinq ou dix minutes. Les hommes aux masques blancs se sont approchés de lui et ont tranquillement commencé à retirer la corde qui retenait le bébé.
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[…] Les hommes l’ont tenu par les pieds et les mains, puis l’ont mis au feu. Le garçon se tenait là, droit, sans bouger, regardant les flammes. Il mordait sa lèvre inférieure si fort qu'elle brillait de sang […] (puis) il s'est retourné et s'est éloigné en silence ».
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Traumatisé par son expérience au Japon, Joe rentre aux États-Unis en 1946, et entrepose dans une malle des centaines de négatifs personnels – dont celui du jeune garçon et de son petit frère – refusant de les développer. Ils vont y rester quarante-trois ans.
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En 1989, Joe tombe sur la statue d’un survivant de la bombe atomique dans une église du Kentucky. Se sentant alors investi d’une mission, et encouragé par les mouvements anti-nucléaire aux États-Unis, il décide d'ouvrir la malle et d’exposer ses photos au reste du monde. pic.twitter.com/47EFbpvEfs
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Il organise ainsi des dizaines d'expositions, commence à lutter contre le récit américain du « bombardement nécessaire du Japon », se bat contre la censure de ses photos, interpelle directement le président Truman, et tente (en vain) de retrouver le jeune garçon de la photo. pic.twitter.com/XAWV3l8pyD
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Joe O’Donnell décède le 9 août 2007 des suites d’un accident vasculaire cérébral.
Deux mois après, en octobre, la photo du jeune garçon et de son petit frère est offerte à Nagasaki, et depuis est exposée au musée de la bombe atomique de la ville. pic.twitter.com/TRs7ms5TCS— Lex Tutor (@NunyaFR) September 4, 2022
C’est également en 2007 qu’on retrouve les premières occurrences de la photo sur Internet, dans une interview du fils de Joe pour le Las Vegas Review Journal. Depuis, la photo est reprise régulièrement, et par effet de passe-parole, développe de tout nouveaux récits.
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Voilà que l’enfant aurait parlé aux soldats autour de lui. Répondant à l’un d’entre eux qui lui aurait conseillé de déposer le bébé qu’il avait sur le dos pour s’alléger, l’enfant aurait répondu : « Il n’est pas lourd, c’est mon frère », menant le soldat à s’effondrer en larmes. pic.twitter.com/N2nA9dOScR
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Cette nouvelle version de l’histoire renforce, il me semble, deux choses : d'abord, sa puissance réflexive, en nous renvoyant aux valeurs de la vie et de la famille, et profitant au passage, aussi, d’une meilleure diffusion sur les réseaux sociaux de par sa nouvelle universalité.
— Lex Tutor (@NunyaFR) September 4, 2022
Et ensuite, il faut le reconnaître, le mythe d’un Japon digne, droit, entier, entièrement dévoué à lui-même. Un mythe aujourd'hui encore ultra-majoritaire, et qui fait le lit de la politique réactionnaire du pays.
Mais j'y reviendrai dans de futurs threads.🙏— Lex Tutor (@NunyaFR) September 4, 2022
Puisque cette phrase n'a jamais été dite dans ce contexte, je me suis demandé s'il s'agissait d'une pure invention. Après quelques recherches, celle-ci pourrait venir de la légende d'une photo du magazine Ideal, montrant un garçon en portant un autre plus jeune sur le dos.
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À moins qu’elle vienne de l’histoire (1918) d’Howard Loomis, atteint de la polio. En orphelinat, le garçon est porté par ses camarades pour se déplacer. Un jour, le père Flanagan demande au porteur si la tâche n'est pas trop ardue :
« Il n’est pas lourd, père. C’est mon frère. »— Lex Tutor (@NunyaFR) September 4, 2022
À moins encore qu’il s’agisse de l’histoire de cette jeune écossaise portant un bébé, telle que décrite dans « Les paraboles de Jésus » (1884) de James Well.
Ou alors, c’est seulement le titre d'une ballade à succès du groupe de rock The Hollies de 1969. pic.twitter.com/9LBrHswZlF— Lex Tutor (@NunyaFR) September 4, 2022
L'impossibilité de dater participe du mythe.
Dès lors, plusieurs récits cohabitent. Ceux des réseaux sociaux, celui de ce thread, évidemment, mais également celui du pape François qui, en 2017, concluait des cartes illustrées de cette photo par « ce que la guerre apporte ». pic.twitter.com/32owRWnOQg— Lex Tutor (@NunyaFR) September 4, 2022
Et puis, le récit de Joe, témoignage du tragique d’une guerre aux causes multiples enfouies elles-mêmes sous d’autres récits, mais aussi de la censure américaine et de l'extrême difficulté de s'attaquer aux mythes fondateurs et puissants d'un système.
Tout est dans cette photo.— Lex Tutor (@NunyaFR) September 4, 2022
En conclusion, voici un autre récit, celui de Masanori Muraoka :
« Qui que soit le garçon qui se tenait au crématoire, il continue de parler de la préciosité de la paix et de la calamité provoquée par la guerre. »
Pensez-y, la prochaine fois que vous verrez passer cette photo 🙏 pic.twitter.com/t1kNBvwsNo— Lex Tutor (@NunyaFR) September 4, 2022
PS : pour celles et ceux que ça intéresse, la NHK a fait ce très chouette reportage : « Searching for the Standing Boy of Nagasaki ».
Je vous le recommande 🙏https://t.co/lDp3VSeryy— Lex Tutor (@NunyaFR) September 4, 2022