Thread : le dossier que je n’oublierai jamais
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Quand on travaille pour la justice, il y a certaines histoires qu’il est difficile d’oublier. Seuls restent des questionnements sur la nature humaine et ce qu’elle est capable de faire. Attention : thread difficile à lire.
Un thread de @juge_dread
Ce dossier avait commencé d'une manière assez banale, le coup de fil d'un OPJ à la Perm pour informer d'une découverte de cadavre, un vieil homme retrouvé mort chez lui.
Aucune trace de violence, on partait sur un classement absence d'infraction.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
Mais mon OPJ était à la Crim' depuis 20 ans, de perm ce jour-là, un très bon instinct d'enquêteur. Il sentait qu'un truc clochait.
Même si le médecin légiste ne voyait qu'une cause naturelle de la mort, sans doute un cancer vu la maigreur du papi, lui voulait creuser.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
Ma propre expérience me disait de le suivre, lui était sur les lieux, moi dans mon bureau, je lui faisais confiance.
J'avais donc ordonné une autopsie du corps et ouvert une enquête.
Mon OPJ s'intéressait notamment à Hervé et sa femme Édith, qui avaient appelé la police.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
C'est eux qui avaient découvert le corps dans l'appartement de Paul notre papi retrouvé mort. Ils se présentaient comme des amis de Paul, venant l'aider chez lui car il était isolé, sans famille.
— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
En fait d'amis, ils avaient surtout profité sans vergogne de l'argent de Paul, siphonnant méthodiquement sa maigre pension de retraite à coup de retraits dans les DAB.
Mais ça ne leur suffisait pas, ils avaient carrément investi le logement de Paul, s'incrustant chez lui.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
Hélas, Paul avait l'outrecuidance de parfois s'énerver contre eux, de réclamer leur départ, de menacer d'appeler la police.
Alors Hervé avait décidé de l'enfermer dans sa chambre, loin du téléphone. Et ça permettait de ne plus entendre ses jérémiades.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
Édith rechignait un peu au début, mais avait fini par respecter le choix de son mari, aidée par quelques raclées assenées violemment par ce dernier. Hervé faisait partie de ces hommes supportant difficilement la contradiction.
Elle avait essayé au début d'aller voir Paul.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
De se rendre dans sa chambre pour lui apporter de quoi manger, des bouteilles d'eau. Mais elle se faisait engueuler par Hervé. Et surtout, elle ne supportait plus l'odeur dans la chambre. Il faut dire que Hervé n'autorisait pas Paul à quitter la chambre pour aller aux toilettes.
— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
Au bout de plusieurs semaines, l'odeur était insoutenable, Édith comme Hervé ne voulaient plus ouvrir la porte de la chambre.
Devant le juge d'instruction, les deux reconnaîtront qu'ils entendaient les cris de Paul, les coups dans les murs, puis petit à petit, les cris et— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
les coups s'étaient espacés, pour disparaître complètement.
Édith expliquera qu'elle ne pensait plus à Paul, que son esprit l'avait occulté, que c'était plus simple de penser qu'il n'était pas là.
Même si elle reconnaissait qu'elle savait bien qu'il était présent, à 5m d'eux.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
Hervé lui restait mutique.
A peine lâchait-il un commentaire sur sa vie difficile, qui ne lui avait fait aucun cadeau, pour justifier ses actes, l'opportunité de vivre mieux, aux crochets de Paul.
La séquestration ? Il n'en avait pas vu la gravité. Pensait que Paul allait bien..— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
L'autopsie avait révélé que Paul était mort de cachexie.
J'avais découvert ce nouveau mot.
Les photos de son corps rappelaient les images des camps de concentration de la 2WW.
Hervé et Édith avaient laissé ce pauvre homme mourir de faim, de soif, dans ses excréments.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
J'avais suivi ce dossier de l'appel à la Perm jusqu'aux Assises.
Il me tenait à cœur et je n'aurais laissé personne le défendre à ma place.
Fait rarissime, il n'y avait personne à mes côtés, sur les bancs de la partie civile. Paul n'avait aucune famille, aucun proche.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
Il n'y avait que moi pour défendre ses intérêts, au nom du peuple français.
Hervé et Édith n'ont pas nié les faits, au demeurant largement caractérisés par l'enquête.
Mon OPJ est venu témoigner de l'enquête menée, de l'odeur dans la chambre, de l'extrême maigreur du corps..— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
Pour la première fois de ma carrière de magistrat, de substitut du procureur, j'ai requis à l'encontre de Hervé la peine maximale, la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d'une période de sûreté.
Et cinq années de prison à l'encontre d'Edith, complice et victime à la fois.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
Les jurés m'ont suivi en intégralité.
Je me souviens m'être demandé, en rentrant chez moi, si l'âme de Paul, si tant est qu'elle existe, se retrouvait un tant soi peu soulagée par le verdict ?
Et m'être interrogée sur ce qui pouvait pousser un être humain à affamer un congénère.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
Comment des considérations purement matérielles pouvaient amener à nier la dignité et la santé d'une personne ?
Hervé, au-delà du dossier, ressemblait à monsieur-tout-le-monde, toujours très poli devant ses juges.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021
Il est mort en prison, une dizaine d'années après sa condamnation.
Je ne sais pas ce qu'est devenue Édith.
Je me rappelle le regard échangé avec mon enquêteur, à la sortie de la salle d'audience.
Je n'oublierai jamais ce dossier.— Juge Dread (@juge_dread) August 26, 2021