L’histoire de Georges et de sa mère de 1944 à 2015 ; quand l’amour et les mots traversent le temps. Tweetstory de @Nordengail

Une pierre volcanique, une barque à fond plat, un rouleau à pâtisserie et Dieu dans un sac.

— Norden Gail (@Nordengail) 2 mars 2016

Début 1944, Georges est dans un chantier de jeunesse du Sud. Sous Vichy, les chantiers de jeunesse ont remplacé le service militaire.

— Norden Gail (@Nordengail) 2 mars 2016

Georges a 21 ans, c’est un garçon poli et réservé, jamais un mot plus haut que l’autre, jamais un mot tout court d’ailleurs s’il peut éviter

— Norden Gail (@Nordengail) 2 mars 2016

Il écrit à sa maman dès qu’il le peut, car la mère de Georges, c’est quelque chose. Pour la définir en un mot : elle est auvergnate.

— Norden Gail (@Nordengail) 2 mars 2016

Elle a été mariée de force : l'époux choisi des parents était professeur, meilleure situation que le berger dont elle était amoureuse.

— Norden Gail (@Nordengail) 2 mars 2016

Elle a oublié son amour, ses rêves, elle s’est mariée et depuis son visage et son cœur sont aussi secs que de la pierre volcanique.

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Une seule chose compte pour elle : son fils. Une seule chose lui importe : savoir ce que fait son fils.
Son "Jojo", comme elle l’appelle.

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Depuis son chantier de jeunesse, Georges écrit parfois à sa mère, lui raconte les sorties dans la nature, les travaux dans les champs.

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Les lettres arrivent… ou pas. C'est que les choses se sont légèrement compliquées en France ces derniers mois.

— Norden Gail (@Nordengail) 2 mars 2016

Un matin comme un autre, alors que tous les jeunes partent pour la "formation virile et physique", des voitures franchissent les grilles.

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En descendent des officiers vêtus de noir, pantalons bouffants, le brassard rouge au bras. Ceux que personne n’a envie de voir : la Gestapo.

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Au milieu de tous les jeunes qui déglutissent péniblement et tentent de ne pas claquer des genoux, Georges est détendu comme un vieux slip.

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Il n’a jamais fait la moindre entorse au moindre règlement, peu importe qui le dicte puisque pour lui tout règlement lui vient de sa mère.

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Alors il est serein : ça ne peut pas être pour lui, il n’a strictement rien à se reprocher.

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Les officiers de la Gestapo s’entretiennent avec les cadres du camp. Puis s’avancent dans les rangs avec un responsable.

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Jusqu’à Georges.

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"Monte dans la voiture."

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Georges monte dans la voiture, sans comprendre. Puis en descend, entre dans une cellule. Il ne pose pas de questions, c’est un taiseux, Jojo

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Ils viennent à quatre lui demander ce qu’il sait sur Chappat.
"Chaquoi ?" dit Georges, avant de prendre la 1re d’une longue série de beignes

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Georges n’a jamais entendu parler du résistant Jean Chappat, mais voilà : la Gestapo est persuadée que le père de Jojo est dans le coup.

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Car son père n’est pas n’importe quel professeur, il est professeur d’ALLEMAND. Denrée précieuse s’il en est pour la Résistance.

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Donc le père a aidé Chappat, le fils doit savoir quelque chose, il finira bien par parler sous la torture.

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Dix-huit jours.
Georges, cachant sa nudité, en sang, en pleurs, n’a toujours rien à dire – et pour cause.

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Alors l’un des officiers lui dit qu’ils vont le relâcher. Mais avant, il lui jette en riant "Comme tu ne parlais pas, on a dû tuer ta mère."

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La phrase cogne dans la tête de Georges.

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Une fois dans la rue, il cherche une boutique, demande de l'encre, une plume et du papier.

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Il écrit.
"Chère mère,"
Il biffe et recommence.
« Cher père, »
La plume reste là, au-dessus de la feuille, à sécher dans l’air.

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Quels mots pourrait-il adresser à son père pour lui demander si sa mère est encore en vie ?
Ou pour demander pardon d’avoir tué sa mère ?

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Il n’en trouve aucun.

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Georges entre dans la Résistance.

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Le 28 août 1944, il participe à la prise de Toulon avec l’armée B. Les troupes débarquées en Provence remontent la France.

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Le 3 septembre, ils libèrent Lyon. Le 11 septembre, Dijon.

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Le soir, dès qu’il le peut, il écrit à sa mère.
Et garde ensuite toutes les lettres dans son sac.

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"Chère mère,
Nous combattons dur, mais progressons vite et avons bon espoir. Il faut nous voir, il n’y a aucun blanc ou si peu.

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Les barbares qui nous ont envahis le sont, ceux qui nous délivrent sont noirs ou berbères et meurent du même sang que nous."

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En mars 1945, après avoir longé le Rhin sur près de 400 km, l’ordre est donné aux troupes de franchir le fleuve, à Spire.

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Devant les hommes, des barques à fond plat, 100 mètres de flotte à traverser.
De l’autre côté, des Allemands qui tirent sans discontinuer.

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#leloup #lachèvre #lechou

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Un officier s’adresse à la troupe : "Couchez-vous tous bien au fond des barques ! Bien au fond allongés, laissez pas dépasser une oreille !"

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Puis l’officier parcourt les hommes d’un regard circulaire. Il sait déjà qu’il va devoir en choisir un pour mener la barque.

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Planté comme un couillon au milieu d'hommes assis pour récupérer, Georges a sorti son tas de lettres désormais bien épais et le contemple.

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La première date d’il y a un an déjà.

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"Toi ! Mène la barque !"
Jojo sursaute.
Il ne dit rien, range ses lettres et monte sur l’embarcation.

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À l’un de ses camarades, couché dans le fond de la barque, il donne son sac : "Tiens, c’est pour ma mère."

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À 20 m de la rive, c’est l’apocalypse. Les balles sifflent, la fumée envahit tout, partout l’eau jaillit alentour, bouillonnement de tirs.

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Piètre Victoire de Samothrace bien droit à l’avant de sa barque, Georges pagaie aussi vite qu’il peut sous le déluge.

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Il amène une première cargaison d’hommes de l'autre côté.
Et revient sur sa rive.
Avec son sac.

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Côté français, on crie son nom "Allez Jojo !" ; on se baisse quand il se baisse, on évite les balles avec lui, on jure, on prie.

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Deuxième traversée. Troisième. Systématiquement, le même cérémonial. "Tiens, c’est pour ma mère."

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Côté allemand, ce corniaud semble maudit. Les balles ne l’atteignent pas. On a beau décharger des mitrailleuses, impossible de le toucher.

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Serait-ce son foutu et mystérieux sac qui le rend invincible ?

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Quatrième voyage.

Au milieu du fleuve, le sortilège disparaît.

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Une balle frappe Georges au visage, le traversant de part en part, une joue, la langue, l’autre joue.

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Une deuxième lui arrache la moitié du bras.

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Jojo Samothrace tombe dans le Rhin.

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1955. Dans son petit atelier d’horloger, Georges prend un soin tout particulier à réparer les mécanismes cabossés.

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Ce soir, il ira au bal. Il ne danse pas, trop timide. Il regarde les filles, de loin. Leur parler ? Jamais de la vie. Pour leur dire quoi ?

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Néanmoins au bal de ce soir, il y a Marguerite.
Et elle avance droit sur Georges, qui a le chic pour que les gens avancent droit sur lui.

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"Pourquoi vous me regardez ?" lui dit-elle.
"Je", répond Georges après une intense réflexion.

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"Qu’est-ce que c’est ?" dit Marguerite en posant son doigt sur les cicatrices de Jojo, sur ses joues.
"Je suis tombé d’une barque", dit-il.

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Quand Jojo vient demander la main de Marguerite, elle lui demande "Est-ce que tu m’empêcheras de travailler ou m'enfermeras à la maison ?"

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Il dit non, elle dit oui.

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2015. Georges est mort depuis quinze ans déjà.
"Un cancer, comme tout le monde", dit Marguerite.

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Un jour d’automne, l’interphone sonne. Une voix faible crépite dans l’écouteur, ce qui convainc Marguerite qu’il s’agit d’un démarcheur.

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D’une voix ferme, elle intime à l’importun de "bien vouloir dégager". Mais le bougre insiste. Elle menace d’appeler la police. Il réitère.

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Elle s’apprête à raccrocher l’interphone pour mettre sa menace à exécution lorsqu’elle entend distinctement le mot "Jojo".

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Marguerite va ouvrir la porte – armée de son rouleau à pâtisserie, on ne sait jamais.

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Face à elle, un homme que les années ont écrasé sur lui-même, les yeux encore pétillants, qui lui sourit.

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"Vous êtes la femme de Jojo ?" lui dit-il.
Oui, répond Marguerite, dont l’alliance à la main gauche n’a pas bougé ces 15 dernières années.

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Le sourire du vieil homme s’élargit davantage.

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"Je suis Abdallah. C'est ma petite-fille, elle travaille aux archives, elle fait tout avec son ordinateur ! Elle vous a trouvée !"

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Marguerite, qui n’est pourtant pas du genre à rester muette, ouvre de grands yeux circonspects.

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Le vieil homme penche un peu plus son dos voûté, ramasse un sac sur le sol et le tend à Marguerite.

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"C’est pour la mère de Jojo. Il me l’avait confié en 1945."

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Marguerite, ses enfants, petits-enfants, Abdallah et sa petite-fille ont lu à haute voix les lettres de Jojo devant la tombe de sa mère.

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Toutes se terminaient par "S’il est un Dieu, tu recevras mes lettres."

— Norden Gail (@Nordengail) 2 mars 2016

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