Walter Rodney, la voix panafricaine réduite au silence
Historien et militant guyanien, Walter Rodney a dénoncé le pillage colonial de l’Afrique avant d’être assassiné en 1980. Son héritage reste un phare pour les luttes panafricaines.
Walter Rodney incarne la lutte anticoloniale et panafricaine à l’échelle mondiale. Walter Rodney né en 1942 à Georgetown, dans la Guyane britannique. Il grandit sous le joug d’un empire colonial inégalitaire. Brillant élève, il décroche une bourse pour l’Université des Indes occidentales en Jamaïque, puis poursuit ses études à la prestigieuse SOAS de Londres. Durant ces années, il s’imprègne des écrits de Marx et de Frantz Fanon. Il décide de mettre son savoir au service de la libération de son peuple.
LE 23 MARS 2022 WALTER RODNEY AURAIT EU 80 ANS.Historien, panafricaniste et militant pour l'émancipation des Noirs dans le monde, Walter Rodney originaire de Guyane britannique auteur du classique "How Europe Underdeveloped Africa"(1972)… pic.twitter.com/Y9lPhlykWh
— HistoireDuCameroun🇨🇲 (@mbeatowe) March 24, 2022
Un professeur qui fait trembler la Jamaïque
En 1968, de retour en Jamaïque comme professeur d’histoire, Rodney descend de sa chaire universitaire pour porter la parole révolutionnaire dans la rue. Il organise des réunions dans les ghettos de Kingston afin d’éveiller la conscience politique des plus défavorisés. Son discours marxiste rencontre ainsi un large écho auprès de la jeunesse, ce qui inquiète fortement le gouvernement conservateur. En octobre 1968, le premier ministre Hugh Shearer profite d’un voyage de Rodney à l’étranger pour l’interdire de séjour dans l’île. L’annonce de son expulsion provoque une explosion de colère populaire. Des milliers d’étudiants et d’habitants défilent vers le centre de Kingston. La répression est sanglante et fait 3 morts et de nombreux blessés. Ces émeutes, connues sous le nom de « Rodney Riots », secouent durablement la Jamaïque et font de Walter Rodney un symbole de la contestation.
Cette semaine de 1968, Walter Rodney fut banni de la Jamaïque, ce qui déclencha les émeutes de Rodney. Ce qui avait commencé comme une manifestation de centaines d’étudiants se transforma rapidement en un soulèvement massif à travers l’île.
This week in 1968 Walter Rodney was banned from Jamaica, subsequently sparking the Rodney Riots. What began as a demonstration of hundreds of students quickly spread into a massive uprising across the island. pic.twitter.com/kXFYU58orv
— K.Diallo ☭ (@nyeusi_waasi) October 18, 2020
De Dar es Salaam à l’œuvre manifeste
Après son expulsion, Walter Rodney accepte en 1969 un poste à l’Université de Dar es Salaam, en Tanzanie. Il rejoint ce haut lieu du socialisme africain sous la présidence de Julius Nyerere. Loin de s’enfermer dans la tour d’ivoire, il donne ses cours en swahili pour être compris du peuple et « va sur le terrain ». D’ailleurs, dans son essai The Groundings with My Brothers (1969), Rodney théorise l’éducation populaire et la conscientisation des masses. Pour lui, il n’y a pas de révolution sans pédagogie au plus près du peuple.
Rodney publie son œuvre maîtresse, en 1972, Comment l’Europe sous-développa l’Afrique. Il démonte le récit colonial en prouvant que le sous-développement de l’Afrique est le résultat direct de l’exploitation et du sabotage orchestrés par les puissances européennes. « L’Europe n’a pas seulement exploité l’Afrique, elle l’a volontairement empêchée de se développer », affirme-t-il. Selon lui : « le sous-développement n’est pas un état naturel, mais une stratégie coloniale délibérée ». Ce livre-choc devient un indispensable pour les mouvements de libération à travers le monde, de l’ANC sud-africain au Black Power américain. Il est même interdit dans plusieurs pays tant son contenu dérange, mais circule sous le manteau.
Il écrit : « On nous a dit que la violence, en soi, est mauvaise et que, quelle qu’en soit la cause, elle est moralement injustifiable. Selon quelle norme morale la violence utilisée par un esclave pour briser ses chaînes peut-elle être considérée comme équivalente à celle d’un esclavagiste ? »
Un livre d’une affluence majeure en Caraïbes et en Afrique, mais traduit en français que depuis cette année 2025, soit 53 ans après.
Si l’Afrique n’était pas en proie au néocolonialisme et à l’ingérence impérialiste, ses habitants auraient le niveau de vie le plus élevé au monde. L’Afrique n’est pas pauvre, elle est spoliée directement et indirectement depuis des siècles. Lisez « Comment l’Europe a sous-développé l’Afrique » de Walter Rodney.
If Africa wasn’t beset by neocolonialism and imperialist meddling the people there would have the highest standard of living on earth. Africa isn’t poor, it’s been robbed directly and indirectly for centuries. Read Walter Rodney’s “How Europe Underdeveloped Africa”.
— BlackRedGuard ☭ 🇵🇸 🔻 (@OGBlackRedGuard) July 2, 2023
Cible du pouvoir : l’assassinat d’un révolutionnaire
Auréolé de son prestige international, Walter Rodney croit alors possible de changer démocratiquement ce petit pays d’Amérique du Sud, indépendant depuis 1966 mais dirigé d’une main de fer par le président Forbes Burnham. Rodney rentre au pays, au milieu des années 1970, mais se heurte vite au régime autoritaire. L’université lui refuse son poste, et il est surveillé. Déterminé, il fonde le parti de l’Alliance des travailleurs (Working People’s Alliance) pour rassembler Afro-Guyaniens et Indo-Guyaniens contre la dictature. Son discours d’unité populaire dérange le pouvoir en place. Pour les autorités, Rodney est devenu l’homme à abattre.
Le 13 juin 1980, le piège se referme sur Walter Rodney. Ce soir-là, un agent infiltré des forces spéciales lui remet un talkie-walkie piégé qui explose dans sa voiture à Georgetown. Tué sur le coup, il meurt à 38 ans. Son jeune frère Donald, qui l’accompagnait, survit à l’attentat mais sera accusé à tort de possession d’explosifs par le régime. Privé de son leader charismatique, le mouvement d’opposition est décapité. Walter Rodney rejoint la liste tragique des intellectuels africains et caribéens assassinés pour leurs idées.
Le gouvernement guyanais a annoncé jeudi que des mesures seraient prises pour corriger les torts historiques concernant la mort par explosion de l’historien guyanais et co-dirigeant de l’Alliance des travailleurs (WPA), le Dr Walter Rodney, il y a 41 ans.
Big news.
Guyana government on Thursday announced steps would be taken to correct the historical wrongs concerning the bomb-blast death of Guyanese historian and co-leader of the Working People’s Alliance (WPA), Dr. Walter Rodney 41 years ago.https://t.co/XTOCrK14Jh
— Walter Rodney Foundation (@RodneyProject) June 11, 2021
Un héritage panafricain indélébile
Plus de quarante ans après sa mort, l’héritage de Walter Rodney demeure vivant à travers l’Afrique. Son combat a contribué à une réécriture décolonisée de l’histoire du monde noir. Partout, sa pensée continue d’inspirer les nouvelles générations désireuses de comprendre les mécanismes du néocolonialisme. En effet, les luttes contemporaines contre le pillage économique de l’Afrique et le racisme structurel s’appuient encore sur ses analyses. Les figures majeures du panafricanisme, de Nelson Mandela à Thomas Sankara, ont salué la contribution de Rodney. Son nom reste synonyme d’engagement intellectuel au service des opprimés.
Mémoire et justice : la reconnaissance tardive
Longtemps, le pouvoir guyanien a occulté les circonstances de la mort de Rodney. Ce n’est qu’en 2014 qu’une commission d’enquête a été mise en place, et son rapport publié en 2016 a conclu à un « assassinat orchestré par des agents de l’État ». L’enquête a identifié le poseur de bombe, un sergent des forces spéciales, comme ayant agi sur ordre du régime de l’époque. Enfin, en 2021, le gouvernement du Guyana a officiellement reconnu l’assassinat de Walter Rodney comme un crime d’État et annulé la condamnation injustifiée de son frère Donald. Quarante et un ans après la tragédie, la vérité éclate au grand jour, offrant une réhabilitation posthume à celui dont la voix avait été trop longtemps étouffée.
Le 13 juin 1980, Walter Rodney est tué dans l’explosion de la voiture dans laquelle il se trouvait à Georgetown alors qu’il voyageait avec son jeune frère Donald.
En 2016, un rapport d’une commission d’enquête confirme que l’assassinat de Rodney est l’œuvre d’un agent des forces… pic.twitter.com/zK6iWvmedk
— PretAfrica (@pretafrica) June 13, 2025
À lire aussi : Lumumba, l’homme que l’Occident voulait faire taire

Commentaires 0
Rédigez votre commentaire