L’insurrection de la Martinique de 1870, un épisode oublié des livres d’histoire
En septembre 1870, 22 ans après l’abolition de l’esclavage, le sud de la Martinique s’embrase. Une insurrection anticoloniale éclate contre l’injustice et le racisme du régime colonial. Pourtant, cette révolte majeure est presque absente de la mémoire nationale.
L’affaire Lubin : l’origine de l’insurrection de la Martinique
En 1848, la France abolit l’esclavage. Cependant, en 1870 la société martiniquaise reste dominée par les anciens colons blancs (les Békés) nostalgiques de l’ère esclavagiste. Le racisme structurel persiste. La justice fonctionne à deux vitesses : d’un côté des colons intouchables, de l’autre des Noirs souvent condamnés sévèrement. Ainsi, les travailleurs noirs restent soumis à des contraintes comme le livret de travail et le passeport intérieur limitant leurs déplacements. La tension sociale est à son comble sur l’île.
C’est dans ce contexte explosif qu’un incident met le feu aux poudres. En février 1870, un jeune cultivateur nommé Léopold Lubin subit une humiliation raciste. Sur une route de campagne, un officier colonial, Augier de Maintenon, exige que Lubin le laisse passer et le salue. Lubin refuse de s’effacer ; Maintenon le fait alors tomber de cheval et le frappe à coups de cravache. Lubin porte plainte, mais la justice coloniale le déboute. En avril, désespéré, il se fait justice lui-même en fouettant à son tour Maintenon sur le chemin de la messe. Les autorités réagissent immédiatement : Lubin est arrêté et, en août 1870, un tribunal biaisé le condamne aux travaux forcés pendant cinq ans.
Le procès de Lubin scandalise la population noire. Pour « faire un exemple », les jurés noirs sont écartés et remplacés par des colons blancs. Le principal juré est un propriétaire béké de Rivière-Pilote, Louis “Cléo” Codé, qui fanfaronne : il veut punir ce « nègre » qui a osé lever la main sur un blanc. Le verdict choque par son injustice flagrante. De surcroît, depuis janvier 1870, Codé arbore fièrement le drapeau blanc monarchiste sur son habitation, symbole pour les Noirs de l’ancien régime esclavagiste. En Martinique, la coupe est pleine : l’« affaire Lubin » devient le catalyseur d’une révolte.
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22 septembre 1870 : la Martinique s’embrase
Au bourg de Rivière-Pilote, le maire proclame la Troisième République. La foule crie « Vive la République ! », puis « Libérez Lubin ! » et « Mort à Codé ! ». La chute de Napoléon III agit comme un déclic. Le soir même, des centaines d’habitants marchent vers l’habitation Codé. Un domestique noir est tué en défendant la propriété, qui est incendiée. En quelques heures, le sud de la Martinique s’embrase.
Les insurgés, surtout ouvriers agricoles et anciens esclaves, s’organisent sous Louis Telga et Eugène Lacaille. Depuis le morne de la Régale, environ 600 révoltés armés de coutelas et torches utilisent le feu comme arme. Au son des conques de lambis, ils brûlent plantations et habitations. En trois jours, près de 25 domaines sucriers et caféiers partent en cendres.
Les femmes participent en première ligne. Lumina Sophie dite “Surprise”, 21 ans et enceinte, s’illustre particulièrement. Flambeau en main, elle parcourt les villages pour mobiliser les habitants et les entraîner dans la lutte. Sa détermination lui vaut le surnom de « Pétroleuse de Martinique ». On lui prête ces mots chocs : « Le Bon Dieu aurait une case que je la brûlerais, car Dieu n’est sûrement qu’un vieux béké ».
Le 24 septembre 1870, l’insurrection atteint son paroxysme. Louis Codé, le béké haï de tous, est en fuite. Une combattante, Madeleine Clem, le repère caché dans un champ de cannes. Codé est capturé par les insurgés, qui l’exécutent sans pitié et mutilent son corps. Cet acte expéditif terrorise les colons restants. En l’espace de trois jours, les insurgés contrôlent de facto le sud de l’île. Ils ont vengé Lubin et défié l’ordre colonial. Mais l’euphorie sera de courte durée.
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« Chasse aux nègres » : la répression coloniale
Face à la révolte, le gouverneur décrète l’état de siège. Le 26 septembre 1870 à l’aube, marins, gendarmes et milices appuyés par des notables locaux attaquent Rivière-Pilote. Bien armées, ils écrasent vite les insurgés. Le camp retranché de la Régale tombe : 20 gendarmes dispersent 600 insurgés. La répression devient une « chasse à l’homme ». Plus de 500 arrestations suivent et les pertes sont lourdes : 18 morts ou blessés côté insurgés, un chez les forces coloniales.
Les représailles continuent après la répression du 28 septembre 1870. Dès 1871, la Troisième République veut « donner l’exemple » et organise le plus grand procès de l’île. Sur plus de 500 inculpés, 98 sont condamnés : 8 à mort, 5 fusillés au fort Desclieux. Vingt-huit reçoivent la perpétuité, 33 entre 10 et 20 ans. Auguste Villard est déporté en Nouvelle-Calédonie. Treize femmes, dont Lumina Sophie, sont envoyées au bagne. Elle accouche en prison, puis meurt en 1879 en Guyane, à 31 ans, épuisée par les privations.
Cette répression féroce vise à terroriser la population noire. Malgré quelques grâces accordées en 1880, beaucoup des déportés ne revinrent jamais. L’ordre colonial est rétabli dans le sang. Les autorités effacent le souvenir de l’insurrection, réduite durant un siècle à une « jacquerie de nègres », marginalisée de l’histoire officielle.
Mémoire occultée, réveil tardif
Longtemps, la « grande insurrection de 1870 » est restée méconnue dans l’Hexagone et occultée dans les colonies. Ni les manuels scolaires, ni les commémorations nationales ne la mentionnent. Pourquoi cet oubli ? Parce que les insurgés, des paysans noirs sans partis, défiaient l’autorité coloniale, et que la France post-esclavagiste préféra effacer ces épisodes gênants. Cette amnésie illustre l’écart persistant entre Hexagone et Antilles.
Il faut attendre la fin du XXe siècle pour que la Martinique se réapproprie cette histoire. Des historiens comme Gilbert Pago ou Yannick Ripa exhument les archives et redonnent vie aux figures de 1870. Dans les années 1980, le nom de Lumina Sophie refait surface comme héroïne populaire. Des lieux publics sont baptisés en son honneur, dont un lycée en Martinique et un à Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane. En 2013, une statue de Lumina brandissant son flambeau est inaugurée à Rivière-Pilote, aux côtés de Telga et Lacaille. En 2020, pour les 150 ans, associations et villes organisent de grandes commémorations, dont un « village mémoire » de l’Union des Femmes de Martinique. Peu à peu, la Martinique honore ces combattants de la liberté et l’histoire occultée refait surface.
Pourtant, en France hexagonale, cette insurrection de 1870 demeure largement inconnue du grand public. Cet oubli n’est pas anodin. Il reflète la tendance à minimiser les drames et luttes de l’outre-mer par rapport à l’histoire « nationale » métropolitaine. Ainsi, des problèmes actuels spécifiques aux Antilles peinent aussi à mobiliser l’attention de l’Hexagone. De même que l’insurrection anticoloniale de 1870 fut longtemps ignorée, la détresse causée par les sargasses, le chlordécone et la vie chère, dans les Caraïbes illustre le décalage entre la réalité des outre-mer et la conscience hexagonale. En clair, ce qui touche les Antilles reste souvent invisible depuis Paris.
Pourquoi s’en souvenir aujourd’hui?
Cent cinquante ans après, la réhabilitation de la mémoire de 1870 est en marche en Martinique. Mais il reste un travail pédagogique pour faire connaître partout en France cette révolte anti-coloniale majeure. Les héros martiniquais de 1870, Lumina Sophie, Louis Telga, Eugène Lacaille ou Léopold Lubin, méritent de trouver leur place dans l’histoire nationale au même titre que d’autres luttes pour la liberté. L’«insurrection du Sud » de 1870, jadis étouffée, peut aujourd’hui inspirer une nouvelle génération consciente des inégalités passées et présentes. Il est temps que la République reconnaisse enfin ce chapitre oublié de son histoire et accorde aux Antilles la place qui leur revient, dans les livres d’histoire comme dans l’attention portée à leurs combats actuels.
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