Thread : la musique au service de la gauche au Japon
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Le Japon est connu pour sa politique de droite conservatrice et libérale. Il est d’ailleurs si rare d’entendre parler de la gauche japonaise qu’on pourrait penser qu’elle est inexistante. Mais non ! Elle tente tant bien que mal de se faire une voix notamment en utilisant la musique comme média. Retour sur 150 ans de musique contestataire à travers cet excellent thread.
Un thread de @NunyaFR
Comment la gauche japonaise s’est servie de la musique pour faire exister et défendre ses idées, dans un pays où tout lui était hostile ?
Petit voyage dans la musique contestataire japonaise, de l’ère Meiji à aujourd’hui.
Un thread à lire… et à écouter🎧
👇 pic.twitter.com/psI38ufqCk— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
1868. Le gouvernement shogunal tombe, l’empereur reprend le pouvoir : c’est le début de l’ère Meiji. 12 ans plus tard, en réaction à l'oligarchie régnante, Itagaki Taisuke, un libéral anti-gouvernement, fédère le « Mouvement pour les libertés et les droits du peuple. » pic.twitter.com/HtdZPBoRyL
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Composé de classes populaires et d'intellectuels urbains, le Mouvement appelle notamment à l’établissement d'un parlement et d'une constitution, à l'amendement des "traités inégaux" contractés avec l'Occident, et à la baisse des impôts fonciers.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
À l'époque, le gouvernement Meiji interdit les discours dissidents et les protestations contre le nouveau régime. Pour faire entendre leurs voix, les membres du mouvement trouvent un moyen détourné de faire des discours politiques sans enfreindre l'interdit : la chanson.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
C’est le début de l’enka (演歌), « le discours-chant ».
« Oppekepe », chanson du comédien Otojiro Kawakami, devient alors un énorme succès populaire.
« 外部の飾はよいけれど政治の思想が欠乏だ »
« l'accoutrement est bon, la conscience politique manque. » https://t.co/Echewl5AFz— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Pression faisante, le gouvernement Meiji cède à l’établissement d’une constitution en 1889 et d’une assemblée en 1890. Après cette victoire de façade – la constitution étant très favorable aux oligarques – le mouvement va progressivement perdre de son intensité. L'enka aussi.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
L’enka passe de la protestation à la satire de sujets sociaux. Pendant l’ère Taisho (1912-1926), il s'agrémente d’instruments, perd de sa force politique et voit ses auditeurs partir au profit du ryūkōka (流行歌), une musique largement inspirée de la musique occidentale.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Fini les vibrato vieillissants, bienvenue à la modernité, au légato. En 1914, Matsui Sumako fait un carton plein avec Kachūsha no Uta. C’est joli comme tout, totalement inoffensif, et ça se vend à 27000 exemplaires : le début de la pop music japonaise.https://t.co/OMj4O4hgbh
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
En parallèle, les artistes contestataires restants doivent composer avec une forte répression. En 1925, la loi sur la préservation de la sécurité publique réprime la dissidence. À la clé, pas de procès, torture brutale et peine de mort. Pas de dissidence dans l'Empire du Japon.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Pour contourner ces restrictions, la plupart d’entre eux vont s’engouffrer dans une nouvelle tendance culturelle du début de l’ère Showa (1926-1989), le « Ero Guro Nansensu », un courant au contenu borderline érotique, grotesque et absurde, comme son nom l’indique. pic.twitter.com/1xiOjbFOSu
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Sur le fil de la censure, les œuvres Ero Guro qui sont interdites le sont sur la base de lois ordinaires, aboutissant rarement à autre chose qu'à des amendes. Le ministère de l’intérieur y consent tacitement : « mieux vaut l’érotisme que le terrorisme, le rose que le rouge ».
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C’est dans l’Ero Guro que la gauche marxiste et qu'une partie du mouvement des arts prolétariens vont se retrouver, repoussant toujours plus loin les limites du genre. Des blagues sexuelles sur les mœurs de l’empereur à la critique de l’oppression de l’Empire, tout y passe.
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Avec la crise économie en devenir, la répression de la gauche contestataire accélère. Les envies de traditionalisme et de conservatisme d’un pays traversé par une forte crise identitaire s'intensifient. En 1934, une révision législative renforce la répression des médias audio.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Avec l'interdiction de l'énorme succès « Wasurecha Iya yo » pour trouble à l’ordre public, l’autocensure s’intériorise et se dissémine dans toute la société. L’Ero Guro se fond dans la culture de masse. La subversion et la contestation se raréfient.https://t.co/m0qw7QK9Jc
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
L’Ero Guro se fait éclipser par des chansons produites directement par le service public pour l'émission « les chansons du peuple ». Des chansons sur-mesure qui ne risquent pas par nature la dissidence. Période oblige, l'émission se met à diffuser des chansons de guerre.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
De nombreux musiciens sont contraints d’écrire des chants de guerre. Les écoliers apprennent des chants vantant la supériorité du pays ou la joie de travailler dans les usines d'armement. Les rares chansons contestataires s'échangent dans la clandestinité.https://t.co/eJKsVhjmzu
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Au sortir de la guerre, le Japon entre dans une effervescence culturelle. De nouveaux genres se découvrent ; les arts collaborent. Cette créativité se retrouve dans les importantes manifestations étudiantes de l’époque très alimentée par la Nouvelle Gauche.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Les artistes s'inspirent fortement de musiciens américains mais aussi de leur propre histoire contestataire, en réanimant l’enka politique des débuts. Certaines chansons rencontrent le succès commercial. « Jukensei Blues » est 6ème du classement ORICON.https://t.co/zamKjk5J0b
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
L'ironique « Jieitai ni hairō », « Rejoignons les forces d’auto-défense », devient instantanément un classique.
Mais si ça se voit, il faut couper. Peu après, l'Association des radiodiffuseurs met la chanson sur liste noire et empêche sa diffusion.https://t.co/34oZQRpEyU— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Pour contourner l’absence de diffusion des majors, la gauche militante fonde des labels indépendants (Underground Record Club), accumule les festivals et crée des meetings musicaux (Tokyo Folk Guerilla), tout en essayant d’éviter au mieux la répression et la censure. pic.twitter.com/wAWwhG5kPH
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Insuffisant. Avec la fin du mouvement étudiant, la musique contestataire s’adoucit et est remplacée par la musique yojōhan (quatre tatamis et demi) qui chante la vie d’amants pauvres qui vivent dans une pièce de… quatre tatamis et demi. Super.https://t.co/gSGQcxzbuG
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
(Au passage, vous saviez que « Ue wo muite aruko », que vous avez tous déjà entendu, est une façon détournée de chanter la frustration et le découragement de son auteur face aux efforts infructueux des manifestants ? Maintenant, oui.)https://t.co/TAyE5K0QqF
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Les idées de gauche s’amenuisent. La scène musicale japonaise devient majoritairement « neutre et apolitique ». Exception faite dans les années 80, avec le succès indé de « Summertime Blues » de RC Succession, suite à Tchernobyl. Attention, ça tue. https://t.co/jtWrUpLvwy
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Le Japon entre dans une période de forte croissance économique. Les contradictions vécues par les jeunes s’étouffent. Les rares chansons politiques plaignent mais ne contestent plus. Et puis, plus rien. Plus rien ? En 2011, c'est l’incident de la centrale nucléaire de Fukushima. pic.twitter.com/7dVA42D4wF
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Le retour contestataire de cette période est d'autant plus fort qu’en parallèle le nationalisme se renforce dans la musique mainstream.
« Rising Sun » cartonne, AKB48 et Nogizaka46 font la promotion des forces d’autodéfense, Kyary Pamyu Pamyu reprend l'imagerie impériale. pic.twitter.com/Thiwau88Ar— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Avec l'anti-nucléarisme, la contestation reprend de plus belle. Les festivals reviennent, RC Succession ressort un album, des artistes (dont @_Mars89) mènent des manifestations aux revendications élargies, de l'augmentation des salaires à la lutte contre les discriminations. pic.twitter.com/StS0GukK21
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Les manifestations du collectif Shirōto no Ran, importantes en nombre, font la part belle aux musiques contestataires de groupes de punk hardcore, du groupe Rankin Taxi ou de la rappeuse Rumi. pic.twitter.com/Plxrq4yhQr
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Là où les quelques manifestations des années 2000 étaient mises en musique par la house et la techno, le cru 2011 élargit les genres et présentent notamment des rappeurs (Rumi, ECD, Akuryo), qui multiplient les appels et jouent avec le public.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
L’assouplissement de la loi Fueiho qui interdisait depuis 1948 de danser après minuit, permet de libéraliser la vie nocturne japonaise et de faire émerger une nouvelle génération d'artistes et de producteurs aux idées de gauche contestataires.https://t.co/N8CHjnk22b
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Les artistes contestataires n’oublient pas leur histoire, et reprennent régulièrement les classiques, en les adaptant au goût du jour. « Rejoignons les forces d’auto-défense » devient « rejoignons la police anti-émeute ». Ça pique.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Le rappeur ECD chante :
デモをやってもいいですか ? 子供つくってもいいですか ? 東京にげてもいいですか ?
Ça vous dérange si on manifeste ? Ça vous dérange si on fait des enfants ? Ça vous dérange si on fuit Tokyo ? https://t.co/0GJLylsQlJ— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
L'une des chansons contestataires les plus inattendues est venue du monde des idols. Seihuku Kojyo Iinkai propose une musique et une danse toute mignonne… pour parler des dangers du césium. C’est… déroutant.) https://t.co/olAAXTAua5
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Rapidement, parce que tel est le cycle de la vie, la police japonaise procède à toujours plus d’arrestations de manifestants et d'organisateurs. Le 11 septembre 2011, douze personnes sont jetées plusieurs jours en garde à vue, pour « crainte d’émeutes potentielles ».
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
A la répression s'ajoute une nouvelle fois la censure. Le lobby nucléaire japonais, sponsor essentiel des programmes télévisuels, fait pression. En 2011, le comédien Yamamoto Tarō perd une majeure partie de ses contrats suite à sa participation aux manifestations anti-nucléaires.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
L’autocensure fonctionne toujours. L'album « 45 Stones » de Kazuyoshi Saito, dont une grande partie traite de la crise nucléaire, ne mentionne jamais le mot « genpatsu » (nucléaire). La chanson d'Asian Kung-Fu Generation « No Nukes » est renommée « N2 ».https://t.co/srUoFumJpM
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Bien sûr, la répression, la censure vont tarir le mouvement. Mais malgré ça, l’incident de Fukushima marque un tournant pour la musique contestataire : la majorité des chansons antinucléaires a été composée dans des labels indé ; et s'est surtout fait connaître par YouTube.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
La solidarité entre artistes s'est renforcée, et ceux-ci se placent désormais sur tous les canaux de diffusion. À chaque mobilisation (SEALDS, OccupyShinjuku0112), les artistes se retrouvent et font entendre leur voix au plus grand nombre.
Une belle convergence des flûtes. pic.twitter.com/rgm9Wt22gv— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
En 2018, Aki Okuda, l’une des figures du mouvement SEALDS (à l’origine des manifestations de 2015-2016), lance le festival gratuit The M/ALL à Shibuya, après un financement participatif. Énorme succès. À l’édition 2019, le groupe GEZAN appelle de ses vœux à une révolution.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Malgré la difficulté de se produire pendant la pandémie, les artistes contestataires redoublent d’efforts. La « Protest Rave » passe en ligne, GEZAN sort un documentaire vidéo laissant les artistes faire part de leurs envies d'avenir. Le tout en dehors des grands labels.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Quelques réflexions personnelles à ce sujet. Cette solidarité permet, je crois, aux idées d’une nouvelle gauche japonaise apartisane de toucher toujours davantage de personnes dans un pays largement influencé par l’idéologie du quasi-seul parti au pouvoir depuis l’après-guerre.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Ceci est d’autant plus utile que depuis (très) peu, la conjoncture fait que des artistes majeurs prennent aussi position. En décembre 2020, Miyavi fait un live sur Twitch pour alerter sur le problème écologique. La position est molle, ne pointe du doigt personne, mais existe.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Bien sûr, le milieu est mouvant, la répression présente, la censure active. Mais avec la révision des méthodes de calcul incluant désormais le streaming et YouTube, on peut imaginer que dans les années à venir des artistes contestataires se retrouvent au devant de la scène.
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
L’arrivée massive des femmes dans le milieu de la musique contestataire japonaise a également permis aux revendications de s’élargir et de penser plus systémiquement la société japonaise, après l’échec relatif que fut le mouvement Me Too au Japon. pic.twitter.com/YOeJiIuE0m
— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022
Le chemin est encore très long, comme ce thread par ailleurs, mais la nouvelle génération d’artistes japonais, héritiers de plus de cent ans de musique contestataire, se sont donné un objectif qui doit résonner (et raisonner) : faire mieux.
« Ça vous dérange si on manifeste ? » pic.twitter.com/9vViqkNxY1— Lex Tutor (@NunyaFR) June 3, 2022