Thread : faut-il vraiment dénazifier l’Ukraine ?
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Pour expliquer l’invasion de l’Ukraine, pardon cette « opération militaire spéciale », Vladimir Poutine explique à qui veut encore l’entendre que son objectif est de dénazifier le pays. Qu’en est-il vraiment ?
Un thread de @colinlebedev
La goutte de poison. J’avoue être épuisée de devoir encore et encore, pour la millième fois depuis 2014, faire le point sur l'extrême-droite et les "néonazis" en Ukraine. Des dizaines d’articles et d’interventions de multiples chercheurs. Et il faut recommencer. Long 🧶 1/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Le régime russe excelle dans la tâche de susciter notre indignation et notre doute. Son arme la plus puissante est de nous emmener sur son terrain, de nous imposer son agenda et ses grilles de lecture. La récente affaire « BHL à Mariupol » a ravivé la flamme. 2/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Back to basics. Le discours russe sur les « néonazis ukrainiens » se développe à partir de 2014. Il tombe sur le terreau fertile de nos stéréotypes sur les Ukrainiens qui seraient intrinséquement antisémites, qui auraient collaboré avec les nazis. 3/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Même Boris Cyrulnik s’y colle hier sur France Inter, en parlant des Ukrainiens: « Pourtant, pendant la guerre, ils n’étaient pas très bien engagés, mais leurs enfants ne sont pas responsables des crimes de leurs parents». Entendre ça est désespérant. 4/30
https://t.co/I7l6aor7xC— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Rappelons les faits. La très grande majorité des soldats ukrainiens ont combattu les nazis au sein de l’Armée rouge (plus de 4 millions) . Environ 200 000 ont combattu aux côtés de l’Allemagne nazie. Ça fait maximum 5% de pro-nazis parmi les combattants. 5/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
La collaboration arrive dans le contexte particulier des politiques répressives de Moscou sur les territoires ukrainiens. Il s’agit pour bcp d'Ukrainiens de choisir le moins pire des deux maux: l’URSS et l’Allemagne. Leurs motivations sont diverses. 6/30
https://t.co/JOqqQcXjXd— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Je ne cherche pas à justifier. Je constate simplement que notre raisonnement suit la logique de la goutte de poison qui contamine tout le liquide où elle est versée. 5% des hommes en armes ukrainiens ont combattu aux côtés des nazis -> l’Ukraine était toute entière collabo. 7/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Oui, lorsque l’Ukraine indépendante se constitue, il y a parmi ses symboles les personnages ambigus que sont les nationalistes du milieu du XXe. Côté pile, ils luttaient pour l’indépendance de l’Ukraine. Côté face, beaucoup ont collaboré. 8/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Le récit historique est porteur de cette mémoire complexe. On commémore à la fois la participation des Ukrainiens à la lutte contre le nazisme et le combat nationaliste contre l’URSS. Mais le débat intellectuel est ouvert en Ukraine, la société travaille sur son passé. 9/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
A l’inverse, en Ru, la question de la collaboration avec les nazis est un sujet tabou. On réduit la collaboration à quelques personnages diabolisés (Vlasov), mais sans quantifier et surtout sans s’interroger sur les motivations et le lien avec les répressions staliniennes. 10/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
La logique de la goutte de poison revient dans le récit russe, puis dans le nôtre, dès 2014. Les médias russes poussent l’idée que la révolution du Maïdan est ultra-nationaliste, en donnant pour preuve des portraits du nationaliste Stepan Bandera présents sur la place. 11/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Or, le Maïdan est une mobilisation inclusive, autour d’un objectif commun: le départ du président en place et le rejet du projet de société qu’il incarne. Des citoyens idéologiquement très divers se retrouvent dans ce mot d’ordre. Oui, les nationalistes sont aussi là. 12/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
La logique de la goutte de poison fait que puisqu’on a repéré l’extrême droite dans la foule, la manifestation entière est contaminée. Comme si l’on disait: puisque Marine Le Pen était dans les manifestations « Je suis Charlie », ces manifestations sont d’extrême droite. 13/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Or, le Maïdan est divers, multilingue (et plutôt russophone d’ailleurs), valorisant cette pluralité. Les portraits de Bandera ne plaisent pas à tout le monde, mais on laisse faire, au nom de l’inclusion de tous et de la lutte commune. 14/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
La logique de la goutte de poison atteint son paroxysme lorsqu’on parle des bataillons qui se sont formés à partir de 2014. 2 sont sur toutes les lèvres: Azov et Pravy Sektor. « Bataillon ultranationaliste », ça fait frémir. Le pouvoir russe utilise notre frémissement. 15/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Oui, le bataillon Azov et le bataillon Pravy Sektor (2 sur une trentaine) ont été formés par des groupes politiquement ultranationalistes. Mais même dans ceux-là, de nombreux combattants ne partageaient pas l’ancrage politique du bataillon. 16/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
J’ai fait des entretiens en 2016-2017 avec plusieurs combattants de Pravy Sektor. Un bataillon très décentralisé, où chaque groupe vit un peu sa vie. Je n’ai pas détecté d’idéologie particulière; les gens s’y engagent parce que ce bataillon est non affilié à l’Etat. 17/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Azov est plus idéologisé et porteur d’idées ultranationalistes, mais en 2014-2015, beaucoup de combattants se retrouvent dans Azov sans motivation idéologique. Chacun de ces bataillons compte quelques centaines de personnes. Voir mon rapport. 18/30https://t.co/R30AHj9Nel
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Aidar (récemment revenu dans nos radars grâce à BHL) est un bataillon sans idéologie autre que l’engagement patriotique. Un bataillon ouvert qui a accueilli des combattants sans faire trop de tri. 19/30https://t.co/mghYys2Zjt
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Oui, Aidar a pu compter des membres porteurs d’idées nationalistes, conséquence logique d’un recrutement ouvert. Mais aucune idée extrémiste n’y était officiellement promue. Plusieurs Aidar ont été auteurs de crimes, mais pas de crimes motivés par la langue ou l’ethnie. 20/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Il est logique qu’un conflit armé attire entre autres des personnes idéologiquement radicales. Ce qu’il faut regarder, c’est le bilan. Amnesty, l’OSCE, l’OFPRA ont relevé (des deux côtés) des crimes de guerre. Mais pas d’exactions de masse ou de nettoyages ethniques. 21/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
La logique de la goutte de poison nous fait dire que l’armée ukrainienne entière aurait été contaminée par le néo-nazisme promu par quelques membres. Que doit-on dire alors de nos propres forces de l’ordre qui votent volontiers pour l’extrême droite? 22/30 https://t.co/W2Vd8S70a4
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Il n’est pas impossible d’ailleurs que je sois en train de donner une idée au Kremlin. Dans un prochain discours, Poutine pourra dire, chiffres à l’appui, que l’armée française est néo-nazie. Et par extension, que le pouvoir français est néo-nazi. Une seule goutte suffit. 23/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Lorsque l’Etat a intégré les bataillons volontaires (sauf Pravy Sektor, marginalisé), cela a été fait dans une logique de reprise de contrôle. Plus facile de gérer les trublions dedans que dehors. Ça n’a pas très bien marché pour Azov qui a continué à se développer. 24/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Mais les forces politiques ultra-nationalistes sont en constante diminution en Ukraine depuis 2014. Il n’y a pas de parlementaires d’extrême droite dans le parlement ukrainien. C’est aussi parce que le nationalisme soft, nourri par l’agression russe, est devenu mainstream. 25/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Ce nationalisme civique contient un fort attachement à une identité ukrainienne, plutôt européenne, et l’idée que cette identité est en permanence menacée un ennemi extérieur, l’Etat russe. Je ne vois pas comment cette vision pourrait faiblir dans un proche avenir. 26/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Il y a une chose qu’on ne trouve pas dans le nationalisme soft ukrainien: c’est l’antisémitisme. Ni dans la population en général, ni dans le pouvoir, ni même dans les groupes d’extrême droite. L’ennemi, c’est aujourd’hui l’envahisseur russe. 27/30https://t.co/LqY4dTOhPT
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
L’Ukraine qui a longtemps négligé l’histoire de l’Holocauste sur son territoire, a changé depuis 10-15 ans. Baby Yar, site de la Shoah par balles, est visité annuellement par chaque président ukrainien. L’Holocauste est enseignée. Les ? douloureuses sont posées. 28/30
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
La Russie a bien plus de chemin à faire dans ce domaine (j’en parlais dans un billet de blog en 2012) , même si je pense que la population russe n’est pas aujourd’hui particulièrement antisémite. 29/30https://t.co/yEheYOytLe
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022
Mais une seule goutte de poison nous a suffi pour que le soupçon pèse sur l’Ukr. Je ne le répéterai jamais assez: les blindés russes s’embourbent sur le terrain, mais le pouvoir russe sait très bien venir nous chercher, appuyer et désinformé là où ça nous fait mal. 30/30, end 🧶
— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022